LA lettre A marque la portion de la poche rocheuse débarrassée du sable.

La lettre B désigne la portion encore emplie de sable. En C débouche l’extrémité du Puits.

S désigne bien entendu la Sphère et P le piédestal. On continuait à désigner ainsi ce dernier, bien qu’il fût devenu évident qu’il ne servait aucunement de support à la Sphère. Les sondages avaient révélé qu’il était creux comme cette dernière.

Un croquis désincarne la réalité, et les chiffres sont inexpressifs. Pour matérialiser ce que représentaient les 27 mètres de diamètre de la Sphère, il faut se dire que c’est la hauteur d’une maison de 10 étages. Et, compte tenu de l’épaisseur de sa paroi, il restait encore place, à l’intérieur, pour une maison de 8 étages.

Le chiffre 1 marque l’emplacement de la tête de la foreuse.

Le chiffre 2 marque l’emplacement de la porte.

Du moins supposait-on qu’il s’agissait d’une porte. C’était-un cercle d’un diamètre un peu supérieur à la taille d’un homme, dessiné dans la paroi par ce qui semblait être une soudure...

Dès qu’on avait découvert la porte, un plancher provisoire avait été posé sur le sable, pour accueillir savants et techniciens que descendait une benne guidée.

Brivaux promena un petit appareil à cadrans tout le long de la circonférence.

— C’est soudé partout, dit-il, dans toute l’épaisseur.

— Donnez-nous l’épaisseur au centre, demanda Léonova.

Il posa son appareil au centre et lut un nombre sur un cadran : 2,92 m.

C’était l’épaisseur générale de la paroi de la Sphère.

— Une fois la marmite pleine, on a soudé le couvercle, dit Hoover. Ça a plutôt l’air d’un tombeau que d’un abri.

— Et la perforatrice ? dit Léonova, c’est pour faire sortir quoi ? Le chat ?

— Il n’y avait sûrement pas de chat à cette époque, ma mignonne, dit Hoover.

Avec sa cordiale mauvaise éducation américaine qu’avaient aggravée les nombreuses années vécues à Paris, au quartier Latin et à Montparnasse, il voulut lui passer l’index sous le menton. Son index avait la taille et la couleur d’une saucisse de Toulouse, avec des taches de rousseur et des poils rouges.

Furieuse, Léonova tapa sur la main qui montait vers son visage.

— Elle me mordrait ! dit Hoover en souriant. Allez, mignonne, on remonte. Passez la première...

La benne pouvait contenir deux personnes, mais Hoover comptait pour trois. Il souleva Léonova comme un bouquet et la posa sur le siège de fer. Il cria : « Enlevez ! »  La benne commença aussitôt à monter. Il y eut un fracas et des cris. Quelque chose frappa Hoover aux jarrets. Il tomba en arrière et sa tête cogna contre un obstacle dur et rugueux. Il entendit un craquement à l’intérieur de son crâne et s’évanouit.

Il se réveilla dans un lit d’infirmerie. Simon, penché vers lui, le regardait avec un sourire optimiste.

Hoover battit deux ou trois fois des paupières pour se laver d’une sorte d’inconscience et demanda brusquement :

— La petite ?

Simon hocha la tête avec une grimace rassurante.

— Qu’est-ce qui est arrivé ? demanda Hoover.

— Un éboulement... Toute la paroi au-dessus du Couloir est tombée.

— Il y a des blessés ?

— Deux morts...

Simon avait prononcé ces mots à voix basse, comme s’il avait eu honte. Les deux premiers morts de l’expédition... Un mineur réunionnais, et un menuisier français, Compagnons du Devoir, qui travaillaient au coffrage. Il y avait aussi quatre blessés, dont un électricien japonais dans un état grave.

Le Couloir est désigné sur le croquis par la lettre D.

Dans la paroi de roche, il dessinait une ouverture qui avait dû être rectangulaire et que comblait un mélange chaotique de débris de roches, d’une sorte de ciment et de formes métalliques tordues et retournées à leur origine minérale. Entre cette ouverture et la porte de la Sphère, on avait trouvé, mélangé au sable, la même sorte de débris, qu’on avait soigneusement empaquetés et envoyés à la surface aux fins d’examen et d’analyse.

Le Couloir avait été nommé ainsi parce que les savants pensaient qu’il était l’aboutissement d’un passage, mais ses proportions faisaient plutôt penser au profil d’une salle d’assez grandes dimensions. Quoi qu’il en fût, c’était sans doute à partir de là que les hommes du passé – s’il s’agissait d’hommes, mais de quoi d’autre aurait-il pu s’agir ? – avaient creusé et durci la roche, apporté le sable, et construit la Sphère. C’était le cordon ombilical à partir duquel celle-ci s’était développée dans son placenta rocheux. Ce Couloir venait de Quelque Part, et pouvait y conduire. On allait le déblayer, s’y introduire et aller voir...

Mais après la Sphère ? Explorer la Sphère d’abord, avait décidé l’assemblée des savants.

— Et moi, qu’est-ce que j’ai ?

Hoover voulut se tâter le crâne, mais ses doigts ne parvinrent pas jusqu’à sa tête. Il y avait entre elle et eux l’épaisseur d’un pansement.

— Elle est fêlée ? demanda-t-il.

— Non. Le cuir ouvert, l’os contus, et un petit morceau de granit enfoncé dans l’occipital. Je vous l’ai enlevé. Il n’avait pas percé. Tout va bien.

— Brrrush, dit Hoover.

Il se détendit et se laissa aller avec satisfaction sur l’oreiller.

Le lendemain, il assistait à la réunion d’information, dans la Salle des Conférences.

Quand il monta sur le podium pour prendre place à la table du Comité directeur de l’EPI, il y eut d’abord une vague de rires. Il était sorti du lit pour venir, et avait juste endossé sa robe de chambre. Elle était de couleur framboise écrasée, avec un semis de croissants de lune bleus et verts. Son bon gros ventre en soulevait la ceinture dont une extrémité pendait jusqu’à ses bottes d’intérieur en peau d’ours blanc. Son pansement rond en forme de turban achevait de lui donner l’air d’un mamamouchi du Malade imaginaire, mise en scène à Greenwich Village.

Rochefoux, qui présidait, se leva et l’embrassa. Une vague d’applaudissements couvrit la vague de rires. On aimait bien Hoover, et on lui savait gré d’être drôle au milieu du drame.

La salle était pleine. Il y avait là, en plus des savants et des techniciens venus de toutes les frontières, une douzaine de journalistes représentant les plus grandes agences du monde, qui disposaient, à la Tribune de la Presse, de casques traducteurs.

Sur un grand écran, derrière le podium, apparut une vue générale de la poche rocheuse éclairée par les projecteurs.

Une trentaine d’hommes s’y activaient, en tenue orangée ou rouge, casque en tête et masque pendu au cou, prêt à être immédiatement utilisé.

La moitié supérieure de la Sphère émergeant du sable et des planchers luisait doucement, énorme et tranquille, menaçante aussi par sa masse, par son mystère, par l’inconnu qu’elle recelait.

D’une voix chantante, un peu monotone, Léonova fit le point des travaux, et la Traductrice se mit à chuchoter dans toutes les oreilles, en dix-sept langues différentes. Léonova se tut, resta un instant rêveuse, et reprit :

— Je ne sais pas ce que vous suggère la vue de cette sphère, mais moi... elle me fait penser à une graine. Au printemps, la graine devait germer. La perforatrice télescopique, c’est la tige qui devait se développer et percer son chemin jusqu’à la lumière, et le « piédestal » creux était là pour recevoir les déblais... Mais le printemps n’est pas venu... Et l’hiver dure depuis 900 000 ans... Pourtant, je ne veux pas, je ne peux pas croire que la graine soit morte !...

Elle cria presque :

— Il y a le signal !

Un journaliste se leva et demanda sur le même ton véhément :

— Alors, qu’est-ce que vous attendez pour ouvrir la Porte ?

Léonova, surprise, le regarda et répondit d’un ton redevenu glacé :

— Nous ne l’ouvrirons pas.

Un murmure de surprise courut sur l’assistance. Rochefoux se leva en souriant et mit les choses au point.

— Nous n’ouvrirons pas la Porte, dit-il, car il est possible qu’un dispositif de défense ou de destruction y soit associé. Nous allons ouvrir ici.

D’une baguette de bambou il toucha sur l’image un emplacement au sommet de la sphère.

— Mais il y a une difficulté. Nos foreuses à tête de diamant se sont cassées les dents sur ce métal. Et il ne fond pas au chalumeau oxhydrique. Ou plutôt il fond mais se referme aussitôt. Comme si on fendait une chair avec un scalpel, et que la chair se cicatrisât immédiatement derrière la lame. C’est un phénomène dont nous ne comprenons pas le mécanisme, mais qui se passe à l’échelle moléculaire. Nous devons, pour nous faire un chemin dans ce métal, l’attaquer au niveau des molécules, et les dissocier. Nous attendons un nouveau chalumeau qui utilise à la fois le laser et le plasma. Dès que nous l’aurons reçu, nous entamerons l’opération O : Ouverture...

 

La nuit des temps
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